Peter Lanczak
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Almaviva, des Choristes Crotelloises - ein Chor aus Le Crotoy
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Idoménée

Il y a, chez les producteurs, deux types extrêmes. D'un côté, le maquignon sans vergogne, esclavagiste vieux comme l'Art, qui connut sa gloire avec, à la fin du XIXème siècle, le Moulin Rouge de la Goulue ou de la Môme Cricri, ci-devant danseuses bien entraînées, leveuses de jambes et de millionnaires, et dont l'héritage est repris depuis la radio libre et la chanson bête par les producteurs de chanteurs de variété, version play-back et clips grotesques (Claude François et Dalida hier, Spice Girls et Florent Pagny aujourd'hui).

A l'autre extrémité, ne croisant jamais le premier car ne fréquentant pas les mêmes salons ni les mêmes scènes, le producteur à la gloire locale, presque familiale, se brûle au feu de la passion pour la Musique, ne compte pas ses heures lorsqu'il s'agit d'aller, aux quatre coins de la France, superviser une répétition, diriger un concert ou découvrir un nouveau talent. Il est un père pour ses protégés, tord comme Goriot ses couverts en argent pour monter une chorale et se livre sur l'autel de sa chère Musique, pour lui dieu lare comme Dieu créateur.

Sans aller jusqu'à cette extrémité très cénacle des Illusions perdues, il est certain que Denis Dumas, que nous avons déjà cité ici, tient plus du deuxième type. Il réussit, le 22 mai dernier, le tour de force de créer un moment proustien – un moment d'éternité, devrais-je écrire – dans l'endroit le plus laid du monde : l'église luthérienne de la Rédemption. Parfaite allégorie de l'Eglise sans les pompes, cette église sans les symboles est en effet une pièce nue qui donnerait l'impression d'un vaste cercueil aux plus acharnés de l'épure dont nous sommes pourtant. Sa Béatitude Eminente le Patriarche copte d'Egypte, à ce moment-là en visite en France, gardien du plus oriental des cultes catholiques, aurait été bien étonné de voir ces quatre murs nus dédiés au culte christique.

Dans ce lieu insignifiant (au sens qu'il nie les gestes et les symboles signifiants), produire Idoménée (airs et choeurs) était un vrai défi. Pire, hormis l'autel, seules trois lumières, une poursuite et deux bougies constituaient le décor de cet opéra qui convoque ailleurs les machineries les plus complexes et les effets les plus sophistiqués. La performance vocale se trouvait donc presque nue, sans le fard duquel on la pare parfois pour la mieux masquer.

Le choeur d'abord, regroupait trois groupes vocaux : Almaviva, le coeur de Curie et Mikado. Trois générations composaient cet ensemble qui donna tout son souffle pour incarner la tempête (celle du célèbre "courage, fuyons") mais aussi pour créer le peuple grec ou la fameuse conscience tragique. Loin des chorales douteuses qui fleurissent partout depuis le succès d'un certain film niais, ce groupe était d'une justesse, d'une précision et d'une force étonnantes que ses physionomies hétéroclites ne laissaient pas présager.

Joseph Najnudel, pianiste virtuose et discret, sut faire d'un seul piano un orchestre complet et accompagner de son charme étrange et précis les tourments, les joies et le tragique des personnages mozartiens. S'il y a une élégance en fait de musique – et il y en a certainement une –, c'est probablement celle-ci : l'art de faire oublier la partition, de faire même oublier l'instrument, pour mieux souligner la pureté des timbres des voix des autres interprètes.

Gaëlle Arquez et Anne-Laure Piganeau furent Electre et Ilia, toutes deux amoureuses (mais ce terme trop français est bien faible pour une tragédie grecque) du fils d'Idoménée, Idamante. Divines, les deux jeunes femmes surent transformer leur rivalité dans le texte en une complicité, souvent à distance, toute en répons, dans le chant. Plus que pour les hommes, la proximité des interprètes féminins et du public donne une autre dimension à la musique : le timbre est plus détaillé et les expressions plus marquées.

Matthieu Cabanes, Idamante au visage couvert d'une étrange expression, sut placer son personnage avec force et virtuosité entre Electre et Ilia. Ce jeune interprète montra toute l'étendue de son talent lors des duos avec Anne-Laure Piganeau (Ilia), même si on regrette que la bague de fiançailles fût passée trop rapidement, presque à la sauvette, là où le geste aurait pour une fois pu dépasser les bornes de sa description textuelle et prendre l'ampleur qu'il méritait.

Quant à Denis Dumas, il fut tout à la fois Idoménée, ce qui est déjà beaucoup pour un seul homme, mais s'occupa également de la direction musicale et scénique du choeur, mêlant parfois en des gestes presque similaires les injonctions vocales et les ordres de placement, et fut enfin l'organisateur en chef de la soirée. Il poussa même son rôle jusqu'à servir le vin de Bordeaux que, pour rafraîchir le public admiratif filant des queues de félicitations, il offrit après le concert. Certainement le personnage au jeu scénique le plus juste, Denis Dumas fut un interprète, et cette suite d'épithètes n'est pas un chapelet de complaisance, imposant et raffiné, juste et puissant, enfin troublant et multiple.

Il y a des soirées étranges et brillantes qui inciteraient à des départs improbables, à des fuites vers l'impossible, à des exils à la Fréneuse ou Welcôme. Ce soir-là, alors que le retour nous replongeait dans la tristesse du sale Boulevard des Italiens, nous aurions voulu aller jusqu'à cette Crête italienne de Mozart qui, un instant, comme le regard de l'oeil d'Eboli, était fugitivement apparue à la Rédemption.  

        François d’Arbonneau

·· © Peter Lanczak Germany/France
last update 2.06.2006
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